Intégrer la technologie en milieu de travail : un défi juridique

On ne peut nier les avantages de la modernisation. La prolifération des applications et des technologies de communication ainsi que les capacités accrues de stockage, de récupération et de partage de données ont permis un réseautage humain et commercial qu’on n’aurait jamais cru possible. Mais nos milieux de travail ne sont pas qu’un amalgame figé de technologies, d’équipements et de meubles : ils sont fondés sur des cultures, sur des politiques et, surtout, sur des personnes qui ne cessent de changer – et qui n’ont pas toutes la même aisance technologique.

Plusieurs employeurs préfèrent embaucher en fonction des compétences technologiques plutôt que d’offrir la formation requise. Toutefois, de récentes études mondiales tendent à démontrer qu’offrir une formation d’appoint et apprendre de nouvelles compétences au personnel en poste est aussi important, sinon plus, que de se lancer à la chasse aux jeunes employés branchés.1.

Par ailleurs, du point de vue du droit du travail, des problèmes peuvent survenir lorsque l’employeur veut retenir les employés en place – gardiens du précieux savoir de l’entreprise – tout en lançant de nouvelles initiatives technologiques. En fait, trois grands enjeux juridiques se posent.

Handicaps et mesures d’adaptation

Les employés handicapés sont ceux qui risquent d’être le plus vivement affectés par des changements d’ordre technologique. Tout employeur a l’obligation générale de mettre en place les mesures d’adaptation qui s’imposent, jusqu’au seuil de contrainte excessive. L’employeur est déjà au fait du handicap d’un employé? Il doit alors déterminer si la nouveauté technologique réduit, augmente ou modifie les exigences auxquelles il est soumis, ou si elle n’y change rien.

Cela dit, l’employeur doit aussi envisager la possibilité d’un handicap qui n’aurait auparavant pas été « visible », ou qui n’aurait pas nui à l’employé dans l’exercice de ses fonctions. Par exemple, un employé atteint d’un handicap visuel risque de ne pas pouvoir utiliser le nouveau système d’inventaire sur tablette.

Pour s’assurer que des handicaps jusque-là non identifiés fassent l’objet des mesures d’adaptation nécessaires, l’employeur doit, en annonçant le déploiement d’une technologie, faire référence aux exigences de la LAPHO et du Code des droits de la personne ou à toute autre obligation législative applicable. Il doit en outre demander aux employés :

  1. de signaler tout problème qu’entraînera la modification du milieu de travail;
  2. de fournir une preuve médicale écrite justifiant la demande d’adaptation.

La mise en place de mesures satisfaisantes passe par la collaboration entre les deux parties. Sitôt qu’on l’informe d’un handicap, l’employeur doit accepter les demandes d’adaptation de bonne foi, et établir un plan en conséquence avec l’employé concerné.

Employés plus âgés

L’un des stéréotypes par excellence au sujet des employés plus âgés concerne leur soi-disant refus de suivre une formation technologique ou d’en tirer profit. Des employeurs ayant fondé leurs décisions sur de telles hypothèses ont d’ailleurs été sanctionnés par des tribunaux des droits de la personne pour discrimination fondée sur l’âge.2

Ainsi, un employeur jugeant qu’il n’a rien à gagner à offrir une formation d’appoint à ses employés plus âgés ou à les faire participer au déploiement d’une nouvelle technologie risque de payer chèrement son erreur. Indépendamment de leur désir de formation ou du nombre d’années de travail qu’il leur reste à offrir, tous les employés ont droit aux mêmes occasions de formation.

Cela dit, si des employés – y compris les plus vieux – ont du mal à se servir d’une technologie, l’employeur doit d’abord évaluer s’il peut lever certains freins à l’utilisation. Prenons le cas d’un employé plus âgé qui n’a pas suivi de cours de saisie au clavier à l’école : il pourrait avoir besoin d’un peu plus de temps pour se familiariser avec une technologie logicielle. Et comme dans bien des environnements éducatifs, on s’en tire rarement en adoptant une approche universelle. Les employeurs qui sont conscients des caractéristiques propres aux divers styles d’apprentissage et qui personnalisent les plans de formation éliminent d’office la discrimination fondée sur l’âge, qui découle souvent de la modernisation.

Congédiement déguisé

Le but de toute amélioration technologique est de renforcer l’efficacité d’ensemble du milieu de travail. Cependant, un changement peut avoir des répercussions plus importantes sur un employé ou sur un poste en particulier, à un point tel que la nature même des fonctions de la personne en est transformée. L’employeur s’expose alors à des accusations de congédiement déguisé.

En somme, on parle de « congédiement déguisé » lorsqu’un employeur modifie de manière unilatérale et fondamentale les conditions de travail d’un employé. Par exemple, si un commerce de détail ferme ses magasins traditionnels, l’employeur peut choisir de transférer certains des représentants qui y travaillaient à un centre d’appels centralisé. Il va sans dire qu’une telle décision altère radicalement la nature même du poste occupé. L’employé qui n’y consent pas peut porter plainte pour congédiement déguisé, ce qui équivaut à un licenciement. En pareille situation, l’employé a droit à une indemnité de préavis.

Bien que l’adoption de nouvelles technologies entraîne forcément des changements aux fonctions et aux responsabilités, les employeurs peuvent prendre certaines précautions afin de réduire la probabilité et le poids de telles plaintes :

  • Annoncer bien à l’avance les changements à venir.
  • Identifier les postes et les employés qui seront les plus touchés, et veiller à ce que ces derniers reçoivent une formation et un soutien continus, même une fois les changements apportés.
  • Tenir compte de l’incidence des changements sur les problèmes de rendement, et privilégier d’entrée de jeu des stratégies d’amélioration qui ne reposent pas sur la discipline.
  • Proposer des solutions de rechange aux employés qui refusent les changements à leurs fonctions, en mettant de l’avant la collaboration.
« Les employeurs qui sont conscients des caractéristiques propres aux divers styles d’apprentissage et qui personnalisent les plans de formation éliminent d’office la discrimination fondée sur l’âge, qui découle souvent de la modernisation. »

Conclusion

La technologie est au cœur de nos milieux de travail modernes. Aux employeurs d’être proactifs et de planifier la formation, les mesures d’adaptation et le soutien continu qui s’imposent lorsque surviennent des changements – en portant une attention particulière aux employés handicapés, plus âgés ou dont les postes sont les plus affectés. En conjuguant avantages technologiques et pratiques de RH exemplaires, un employeur peut réduire les risques que des changements nécessaires débouchent sur des réclamations fondées en droit.

1 Liri Andersson, Bruno Lanvin et Ludo Van der Heyden, « Digitalisation Initiatives and Corporate Strategies: A Few Implications for Talent », dans Bruno Lanvin et Paul Evans (éd.), The Global Talent Competitiveness Index 2017, Fontainebleau, INSEAD, 2016, p. 51.

2 Voir Andronik c. Guildford Golf and Country Ltd. (1993) CarswellBC 3841. L’employeur défendeur a fait montre de discrimination à l’endroit de la requérante (une employée plus âgée) en ne lui assignant pas certaines tâches et en lui imposant un transfert non désiré fondé sur son âge. Dans sa décision, le British Columbia Human Rights Council a rejeté l’hypothèse du défendeur, qui prétend que puisque les personnes âgées s’adaptent moins aisément aux changements technologiques, la requérante aurait eu du mal à utiliser le système informatique : il a statué qu’il s’agissait d’un point de vue impressionniste et discriminatoire violant le Code.

Jennifer Heath, Partner at Piccolo Heath LLP

Jennifer Heath, B. Sc., LL. B.

Associée du cabinet d’avocats Piccolo Heath LLP

Jennifer Heath est associée du cabinet d’avocats Piccolo Heath LLP. Forte de ses dix années d’expérience, elle connaît très bien la jurisprudence en droit du travail et les implications pratiques pour sa clientèle d’employeurs. Elle a représenté des PME et des grandes sociétés d’une foule de domaines, notamment les secteurs manufacturier, énergétique et technologique. Plaidante chevronnée, Jennifer a pris en charge de nombreuses motions, audiences et médiations en droit du travail. Elle fournit régulièrement des conseils stratégiques dans des dossiers de congédiement, de restructuration et de gestion de l’invalidité.

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Cet article est tiré du magazine Lead numéro 22. Vous aimez? Abonnez-vous pour ne rien manquer!

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